Durant ses trois années de productivité intenses en poésie, entre 1896 et 1899, Nelligan a toujours su impressionner ses amis poètes. Beaucoup ont d'ailleurs été influencés par lui, de quelque façon que ce soit. Il avait une façon toute particulière de réciter ses poèmes, roulant quelques syllabes pour leurs donner plus de musique et d'intensité. On a peu de témoignages de ses contemporains, mais laissons parler Charles Gill, un de ses collègues à l' Ecole Littéraire de Montréal :

«La lecture des poèmes d'Emile Nelligan nous remet en mémoire son inexprimable façon de les dire, de les chanter. Chaque page le ressuscite pour ses amis. Nous le revoyons, lamartinien, svelte et droit, la tête haute, le geste large. C'étaient, à chaque rencontre, de nouvelles pièces que, très communicatif, très ouvert, il nous récitait avant même de les avoir retouchées; encore sous le coup de l'inspiration, il n'arrêtait pas l'élan d'une belle strophe pour un vers mal ciselé, mais il en adoucissait les incorrections avec sa voix chaude, traînant sur telle syllabe pour détruire l'effet d'une chute trop rapide, ou faisant après tel mot une légère pause pour séparer deux sons qui se nuisent. Il fallait l'entendre dérouler les hémistiches sonores! Quel enthousiasme entraînant. Nous tous les camarades, nous lui devons, l'un plus d'élévation, l'autre plus de musique, un autre plus de tendresse. Et puis, quel stimulant, quel grand exemple début d'une carrière artistique, que le spectacle de cette figure promenant un sublime désintéressement, parmi tant de fourberies, d'ambitions rampantes, de trahisons, et, dans la ville pleine du bruit des écus remués, ne demandant à Dieu que la faveur de lever un front libre vers le ciel bleu, en accordant sa lyre au chant des oiseaux.»

Voilà un témoignage fabuleux que celui-ci! En le lisant, on le voit déjà débiter sa Romance du Vin, seul moment où il connu l'ivresse de la gloire. On raconte qu'il aurait improvisé ce poème en pleine salle. Dans la salle, on l'applaudit hardiment et après le départ de la foule emplie de cette douce poésie, ses amis le portèrent sur leurs têtes, jusque chez lui!

Laissons à présent Louis Dantin, cet ami qui fût le premier à relier et à faire imprimer les poèmes de Nelligan, décrire le poète tel qu'il fût à 16 ans:

« Une vraie physionomie d'esthète: une tête d'Apollon rêveur et tourmenté, où la pâleur accentuait le trait net, taillé comme au ciseau dans un marbre. Des yeux très noirs, très intelligents, où rutilait l'enthousiasme; et des cheveux, oh! des cheveux à faire rêver, dressant superbement leur broussaille d'ébène, capricieuse et massive, avec des airs de crinière et d'auréole. [...] Dans l'attitude, une fierté, d'où la pose n'était pas absente, cambrait droit le torse élégant, solennisait le mouvement et le geste, donnait au front des rehaussements inspirés et à l'oeil des éclairs apocalyptiques; - à moins que, se retrouvant simplement lui-même, le jeune dieu ne redevînt le bon enfant, un peu timide, un peu négligé dans sa tenue, un peu gauche et embarrassé de ses quatre membres.

Le caractère de Nelligan cadrait bien avec cet extérieur à la fois sympathique et fantasque. Né d'un père irlandais, d'une mère canadienne-française, il sentait bouillir en lui le mélange de ces deux sangs généreux. C'était l'intelligence, la vivacité, la fougue endiablée d'un Gaulois de race, s'exaspérant du mysticisme rêveur et de la sombre mélancolie d'un barde celtique. Jugez quelle âme de feu et de poudre devait sortir de là! quelle âme aussi d'élan, d'effort intérieur, de lutte, d'illusion et de souffrance!... Supposez maintenant une telle âme s'isolant, se murant en elle-même, un tel volcan fermant toutes ses issues: n'était-il pas fatal que tout sautât dans une explosion terrible?»